Procès BUCYIBARUTA. Mardi 17 mai 2022. J7


L’église de Kibeho aujourd’hui


En ce mardi 17 mai, nous commençons à entendre les témoins du génocide perpétré contre les Tutsi à Kibeho, à l’église et aux alentours entre le 11 et le 15 avril 1994.

 

Audition de monsieur Théoneste BICAMUMPAKA. En visioconférence depuis le Rwanda. Le témoin a été condamné pour génocide par les Gacaca.

 » Ce que j’ai à dire à la Cour, c’est que j’ai été condamné pour les faits que j’ai commis en 1994. Ce sont les mêmes faits pour lesquels Laurent BUCYIBARUTA est jugé. En 1994, j’étais agriculteur et je travaillais à l’usine de thé de Mata comme cueilleur. Le directeur de l’usine s’appelait NDABARINZE.

Je connaissais aussi l’agronome, Innocent BAKUNDUKIZE. C’est lui qui sera nommé bourgmestre de Mubuga après la mort de NYIRIDANDI, tué par les gendarmes. Laurent BUCYIBARUTA a présidé la cérémonie d’investiture. »

Sur question de monsieur le président, le témoin rapporte que, avant le génocide, des groupes de jeunes étaient entraînés au maniement des armes dans un camp militaire nouvellement installé tout près de l’usine. Il ajoute, sans que cela ait un lien avec la question: « Ce que je sais, c’est que, lors de la réunion organisée par le préfet Laurent BUCYIBARUTA, ce dernier aurait dit que des étrangers allaient venir les interroger. Il fallait leur dire que ceux dont les maisons avaient été incendiées avaient fui. Et d’ajouter qu’en 1994, ce sont « les Tutsi qui ont été tués. » Il était lui-même Hutu.

Le témoin signale des attaques de gendarmes venus de Gikongoro aidés par les policiers communaux de Mubuga. De son côté, la population hutu traquait les Tutsi et les tuait. Ces derniers avaient rejoint l’église de Kibeho après l’incendie de leurs maisons.

Le témoin n’a pas vu le sous-préfet Damien BINIGA, mais il a vu le bourgmestre de Rwamiko, Silas MUGERANGABO. Quant à Charles NYIRIDANDI, il sera tué par les gendarmes à la mi-mai pour n’avoir pas participé aux massacres selon Théoneste BICAMUMPAKA.

Le président lit les déclarations que le témoin a faites devant les enquêteurs du TPIR[1]. Ce dernier confirme la plupart de ses propos, sauf la date concernant la mort de NYIRIDANDI qu’il situe avant l’attaque de l’église!

Concernant les attaques, le témoin précise que les armes à feu étaient aux mains des gendarmes et des policiers communaux. La population avait des armes traditionnelles: machettes, gourdins, bâtons… Il y avait de très nombreux attaquants et beaucoup de réfugiés, hommes, femmes, enfants qui seront tous tués.

Pourquoi a-t-on tué des enfants? « A cause des mauvaises autorités, des ordres reçus » dira le témoin. Quant aux viols, il ne les reconnaît pas.

L’église paroissiale de Kibeho a été brûlée, pas l’église des apparitions qui sera construite après doit-il préciser. Quant au nombre de victimes, difficile de les évaluer: 40 000? « Nos voisins tutsi sont morts là. » « Bien sûr que les gens ne méritaient pas de mourir: « les dirigeants devraient répondre de ces crimes. »

Toiture incendiée de l’église de Kibeho.

Le témoin déclare que Laurent BUCYIBARUTA aurait envoyé un bulldozer pour ensevelir les morts. Le préfet, lors des questions, aura l’occasion de dire que ce n’est pas vrai.

Des pillages sur les cadavres? Le témoin n’en a pas été témoin. « Les tueurs se sont rétribués eux-mêmes en volant les vaches et autres biens. »

Sur question d’un assesseur, le témoin précise qu’on n’a pas utilisé d’engin de chantier pour détruire l’église. (NDR. Des trous avaient été creusés dans les murs à l’aide de grenades, ce qui permettait de tuer à l’intérieur ou de mette le feu. Des photos seront projetées à l’occasion de l’audition du dernier témoin.)

Au bas des murs de l’église, traces des trous laissés par les explosions de grenades des assaillants.

« Les responsables devraient répondre de leurs actes, avez-vous », questionne maître GISAGARA.  » Vous pouvez expliquer? » Réponse lapidaire du témoin;  » La population a été manipulée. »

Maître LEVY, de la défense voudrait savoir comment le témoin a pu entendre les propos échangés entre l’abbé NGOGA et BINIGA. « Où étiez-vous pour les entendre? » « J’étais sur place, j’ai tout entendu moi-même » répond le témoin. Et de confirmer que BINIGA était bien le meneur de cette attaque.

Le témoin termine son audition en précisant qu’il a lui-même été arrêté à son retour d’exil trois ans après la fin du génocide.

 

Audition de monsieur Callixte GATETE, rescapé, fac- totum à l’usine de thé de Mata.

Le témoin est employé à l’usine de thé de Mata. Il nomme les mêmes personnes que le témoin précédent concernant les « grands noms » de l’usine. C’est bien le directeur de l’usine qui était à l’initiative de l’entraînement des jeunes du MRND[2]. Un militaire encadrait ces Interahamwe[3].

Aloys SIMBA[4]? Il en a simplement entendu parler. Quant aux autorités locales, elles encourageaient les gens à tuer. En particulier le bourgmestre de Rwamiko, Silas MUGERANGABO. Le témoin a vu ce dernier venir animer une réunion à la cantine de l’usine. Le bourgmestre de Mubuga[5], il le connaissait aussi de nom. BINIGA[6] participait lui aussi aux réunions mais il ne l’a pas vu dans les attaques.

En 1994, le témoin était célibataire et quand les massacres ont commencé, il a fui à Kibeho avec sa famille, tout le monde disant qu’on ne pouvait pas tuer dans l’église (NDR. Allusion aux massacres des années 60) Avant les attaques de l’église, ils se sont défendus à Rwamiko. A l’église, il évalue à 20 000 le nombre des réfugiés, hommes, femmes, enfants, vieillards. Il y avait des gens partout, dans l’église et en dehors, au presbytère et dans les classes. Le prêtre de la paroisse encourageait les gens à fuir vers Butare. On apprendra, lors d’une autre audition, que l’abbé NGOGA serait tué dans sa fuite.

Les attaques de l’église ont duré trois jours. Le directeur de l’usine est venu avec des Interahamwe[7], mais il n’est pas resté. C’est à la troisième attaque que les gendarmes sont arrivés. Les réfugiés, quant à eux, se sont défendus à l’aide de pierres.

Le témoin a perdu plusieurs membres de sa famille dont sa sœur et ses cinq enfants. Quant aux viols, lui non plus n’en parle pas. Il précise simplement: «  Il y avait une telle violence que les tueurs n’avaient pas le temps de violer« !

Les attaquants ont mis le feu à l’église en utilisant de l’essence qui servait à enflammer des branches aux portes de l’église. Parce qu’ils n’ont pas pu allumer des feux à toutes les portes, des réfugiés ont pu s’enfuir. C’est le cas du témoin qui a fui vers Karama avec ses parents, dans la préfecture de Butare. Des massacres seront perpétrés là aussi.

S’il a signalé la présence de militaire dans une de ses déposition, c’est tout simplement qu’il en a vu sur la route lors de sa fuite vers le Burundi. Il ne peut certifier qu’ils se rendaient à Karama. Ils étaient conduits par Callixte NDAYISABA.  Le témoin restera au Burundi jusqu’en juillet.

A la fin de sa déposition, le témoin souhaite ajouter:  » Je connaissais Laurent BUCYIBARUTA comme préfet de Gikongoro. Il a trahi les Rwandais. Il n’a pas été un soutien pour les personnes qui étaient sous son autorité. Je souhaite que Laurent BUCYIBARUTA rentre au Rwanda pour demander pardon aux Rwandais. Avec ce qu’on a vécu, on garde des traumatismes mais j’ai choisi de me reconstruire. Les tueurs, je les vois de temps en temps. Ils ont demandé pardon lors des Gacaca[8]. Ce qui me fait de la peine, ce sont ceux qui nient le génocide et qui n’ont jamais demandé pardon. »

 

Audition de monsieur Valens BUTERA, rescapé, partie civile. En visioconférence depuis le Rwanda.

Maître FOREMAN précise à monsieur le président que le témoin est aussi partie civile.

Le témoin commence par évoquer les attaques subies à Kibeho. Le 12 avril, au cours de laquelle certains réfugiés sont morts. Puis lorsque les tueurs sont revenus les 13 et 14 avril. « C’est ces jours-là que ma famille a été décimée. J’étais marié, j’avais sept enfants. Tous ont été tués. »

Valens BUTERA travaillait comme contremaître à l’usine de thé de Mata. C’est bien le directeur, Juvénal NDABARINZE qui organisait des entraînements en vue de tuer les employés de l’usine. Ce dernier était un extrémiste, tendance Pawa[9]. Il en était de même pour Innocent BAKUNDUKIZE, qui sera nommé bourgmestre de Mubuga un peu plus tard. Les entraînements se faisaient à Nyamyumba, dans un camp militaire. Il s’agissait d’un camp nouvellement installé dont les militaires avaient été envoyés soi-disant pour assurer la sécurité. Des entraînements se déroulaient aussi à Mata.

Les gens qui suivaient les entraînements étaient exclusivement des Hutu du MRND[10], de la CDR[11] ou du MDR[12]. Tous ont adhéré à la tendance Pawa. C’était des Interahamwe[13].

Les militaires venaient de Butare et de Gikongoro. Les gendarmes ne sont arrivés qu’au moment du génocide. Quant aux armes livrées aux tueurs, le directeur de l’usine en a livré. Ce dernier faisait partie de l’Akazu[14], ou en était en tout cas un proche. Il venait du Nord et avait été nommé là pour agir le génocide venu.

Quant à BAKUNDUKIZE Innocent, il le connaissait bien, c’était son voisin. Directeur adjoint de l’usine avant le génocide, il participait aux réunions et est un des responsables des attaques à l’église de Kibeho.

Avant le génocide, des attaques ont été perpétrées à Cyafurwe. Les Tutsi ont été battus et ils ont dû fuir quand on a brûlé leurs maisons. Ces événements se sont déroulés dès le mois de mars 1994. C’est le bourgmestre de Rwamiko, qui les a organisées.

En 2001, lors d’une audition, le témoin avait mentionné des entraînements organisés en août 1993. Une réunion avait été organisée sur le terrain de volley-ball de l’usine. Le président lit la déposition du témoin devant le TPIR en mai 2001:

 » J’ai participé à la dite réunion au cours de laquelle NDABARINZE et Sila MUGERAMGABO ont pris la parole. NDABARINZE atout d’abord fustigé les Tutsi qu’il a rendus responsables de ce qui s’était passé dans la cellule de Cyafurwe. Il a dit que les Tutsi ont planifié de tuer les Hutu, mais que les Hutu avaient le droit de se défendre. Nous avons essayé d’expliquer à NDABARINZE que nous étions victimes de l’attaque lancée par les Hutu et que nous avions besoin de protection. NDABARINZE a tout simplement rejeté nos doléances et a dit que la prochaine fois nous devrions assurer notre propre sécurité. »

Le témoin confirme ces propos.

Monsieur le président continuera à lire de nombreux autres extraits de la déposition du témoin qui ne fera que confirmer tous ces propos. Ces extraits concernent le récit des attaques du 7 avril, du 11 avril, des 12 et 14 avril.

Il serait trop long de citer ces extraits in-extenso.  Ils soulignent la grande responsabilités des autorités de l’usine dans l’organisation des massacres à Kibeho.

L’usine sera fermée pendant deux jours mais les ouvriers hutu reviendront progressivement. Les Tutsi qui ont tenté le même retour ont été tués. Le témoin ira consulter son voisin BAKUNDUKIZE qui lui conseillera de ne pas retourner au travail.

Lorsque le témoin arrive à la paroisse, les classes sont pleines de réfugiés, ainsi que l’église, le presbytère et les alentours. ils n’ont rien à manger, rien à boire:  » Si on allait puiser, on nous chassait. Un prêtre nous a accueillis mais il n’avait pas assez de nourriture. »

Concernant l’attaque du 14 avril, des renforts sont amenés de plusieurs communes. Tous les grands responsables dont on a déjà parlé sont là.

Le témoin n’a pas vu Laurent BUCYIBARUTA sur place. Il l’avait vu lors de visites qu’il rendait au directeur de l’usine. « Je l’ai vu au moins trois fois à l’approche du génocide. » Ce que le préfet contestera lorsqu’on lui demandera de commenter les témoignages qu’il a entendus dans la journée.

Lors d’une réunion à la commune de Mubuga, en février 1994, le témoin aurait entendu Laurent BUCYIBARUTA déclarer aux Tutsi qui étaient là que cela ne les concernait pas et qu’ils devaient rentrer chez eux. Le préfet, une fois encore, niera avoir tenu de tels propos.

Le témoin a perdu plus de trente cinq personnes le 14 avril à Kibeho, de la famille de son père: cousins, oncle paternel…

Monsieur le président demande au témoin comment s’est passé sa vie à son retour du Burundi. « La vie était difficile mais plus tard j’ai retrouvé mon travail à l’usine et petit à petit j’ai refait ma vie, je me suis remarié. » Il a réintégré sa parcelle et vit tout près de ses bourreaux: « Ils sont là. Nous avons pu nous réconcilier. On vit ensemble. »

Ce qu’il pense du procès? « Les gens qui ont joué un rôle doivent être poursuivis et jugés. »

Maître PHILIPPART, avocate du CPCR, évoque les attaques de 1993 et demande au témoin si le préfet pouvait ignorer ces attaques.  » Pas possible d’ignorer ces attaques. Les autorités faisaient des rapports au préfet » répond le témoin.

Quant à savoir s’il y a eu des enquêtes après ces attaques, le témoin répond par la négative.  » Même les maisons brûlées, ils ne nous ont pas aidé à les reconstruire. »

Une avocate générale lit un extrait de l’audition de 2015 par les enquêteurs français à propos de BINIGA. Le témoin confirme qu’il a vu le sous-préfet le 12 avril au début de l’attaque mais qu’il est resté dans la voiture des gendarmes. Quand il est reparti, les gendarmes ont tiré sur la foule.. Par contre pas de sous-préfet le 14 mais beaucoup de gendarmes.

Maître LEVY, pour la défense, revient sur la réunion de Mubuga au cours de laquelle son client aurait renvoyé les Tutsi chez eux. L’avocat fait remarquer au témoin que ces propos sont contraires à ses déclarations de 2015:  » Je le connaissais depuis qu’il était préfet. Il présidait les réunions. Il n’y avait rien de mauvais, rien à voir avec les sujets ethniques, je n’avais aucun reproche à faire à Laurent BUCYIBARUTA. » Pourquoi ces contradictions?

« Je disais cela à propos de ce qui se passait avant le génocide, quand il y avait la paix. Je parlais d’événements à l’approche du génocide. Après, Laurent BUCYIBARUTA a changé » précise le témoin.

Dernière question au témoin. « A votre retour à Mubuga, la ville avait été reprise par le FPR? » Le témoin confirme.

Monsieur le président reprend la parole pour demander au témoin s’il a assisté à des pillages sur les corps des victimes.  » J’en ai vu beaucoup, partout« .

« Et des femmes violées? » demande monsieur LAVERGNE. « Je n’en ai pas vu de mes yeux mais ça se dit beaucoup. » (NDR. Même si des rescapés ont assisté à des viols, ils ne le diront pas. Pas directement en tout cas.)

Le Père NGOGA? « J’ai entendu dire qu’il serait mort à Butare. »

 

Audition de monsieur Protais UWIMANA, rescapé.

Protais UWIMANA : je suis agriculteur, j’habite à NYAMABUYE, cellule de MATA, district de NYARUGURU. Avant le génocide j’ai vu Laurent BUCYIBARUTA deux fois car j’étais un membre de l’autorité administrative de GIKONGORO.

Président : vous vous êtes constitué partie civile ?

PU : non

Prestation de serment.

 

Déclaration spontanée :

Avant ce génocide, le 8 avril 1994, nous sommes allés en réunion à la commune de RWAMIKO. Une fois sur place, on nous a dit que cela ne nous concernait pas et donc nous sommes rentrés.

Président : vous l’avez vu à d’autres occasions ?

PU : une autre fois mais je me souviens pas bien de la date. Lorsque nous nous sommes réfugiés à l’église de KIBEHO, il est venu et a demandé que la population pourchassée et qui s’était réfugiée soit déplacée et installée dans un endroit appelé NYARUSHISHI.

Président : vous avez souvenir d’avoir vu Laurent BUCYIBARUTA alors que vous étiez à l’église de KIBEHO ?

PU : oui

Président : vous êtes sûr que c’était lui ?

PU : c’était lui. Lorsque nous avons fait la réunion, je l’ai vu de mes propres yeux avec le bourgmestre Silas MUGERANGABO.

Président : je vous demande de vous retourner

PU : cela fait longtemps. Moi-même j’étais un jeune enfant mais je ne suis pas sûr que ce soit lui.

Président : vous n’êtes pas sûr que c’est la personne que vous avez vu à l’église ou à la réunion avec le bourgmestre à RWAMIKO ?

PU : avec le temps qui s’est écoulé, et le fait qu’à l’époque j’étais un enfant, je ne suis pas sûr que ce serait lui.

Président : j’aimerais que vous nous expliquiez ce que vous faisiez en 1994, quel était votre métier ?

PU : j’étais adjoint au responsable de la cellule.

Président : de quelle cellule ?

PU : cellule de NYAMUBUYE

Président : dans quelle commune ?

PU : commune de RWAMIKO

Président : secteur ?

PU : RWAMIKO aussi

Président : vous faisiez partie d’un parti politique ?

PU : à l’époque, nous faisions tous partie du MRND

Président : à l’époque vous êtes agriculteur, vous travailliez à la plantation de thé de MATA ?

PU : je n’y ai jamais travaillé

Président : comment se comportait le bourgmestre MUGERANGABO ? Apparemment vous le connaissiez.

PU : je le connaissais en sa qualité de bourgmestre.

Président : il avait une attitude neutre, comment était-il par rapport aux Tutsi ?

PU : en ce qui concerne les Tutsi, avant le génocide, je voulais dire qu’il nous considérait tous sur un pied d’égalité mais après la tenue de la réunion, il est devenu clair qu’apparaissait le divisionnisme.

Président : quelle réunion ?

PU : après que BUCYIBARUTA est venu, il n’y a pas eu d’autre réunion.

Président : c’est la réunion à laquelle vous n’avez pas pu assister ?

PU : nous autres ne sommes pas allés à la réunion, nous avons fui immédiatement.

Président : fui la réunion ?

PU : la chasse à l’homme avait commencé, ainsi que les incidents.

Président : dans votre souvenir, c’était avant ou après la mort de Juvénal HABYARIMANA ?

PU : il y a eu d’abord une réunion quand ils étaient en train de faire leur politique, avec la CDR Power [15].

Président : je ne comprends pas bien, c’est Laurent BUCYIBARUTA qui est venu sur place faire une réunion CDR power?

PU : c’était une réunion à RWAMBA avec le sous-préfet NYABARINZE

Président : Damien BINIGA, ça vous dit quelque chose ?

PU : il était sous-préfet

Président : À MUNINI ?

PU : oui

Président : le témoin ne confond pas Damien BINIGA avec Laurent BUCYIBARUTA ?

PU : non, je ne confonds pas. Damien BINIGA je le connaissais. Lorsque le préfet BUCYIBARUTA nous a trouvés à l’église, il a expliqué que c’était le préfet qui demande qu’on nous déplace à NYARUSHISHI.

Président : qui a dit ça ?

PU : ils sont venus et nous ont trouvé là où on avait trouvé refuge à KIBEHO. C’était le préfet, sous-préfet et bourgmestre de RWAMIKO. Ils nous ont expliqué comment nous devions nous réfugier à cet endroit-là à l’écart.

Président : ça c’est au moment où vous êtes réfugié  à KIBEHO ?

PU : oui

Président : c’est combien de temps après la mort d’HABYRIMANA ?

PU : ça devait être le 11 avril.

Président : on a annoncé la mort du Président HABYARIMNANA le 7 avril. Vous vous souvenez comment il a appris sa mort ?

PU : c’était un mercredi qu’il est mort. Le lendemain on nous a convoqués pour une réunion et une fois sur place on nous a dit que nous n’étions pas les bienvenus. Donc nous sommes rentrés rapidement puisque les autres restés derrière mettaient le feu aux maisons.

Président : votre maison est incendiée ?

PU : oui, celle de ma famille

Président : c’est à ce moment-là que vous partez à KIBEHO ?

PU : oui

Président : situation familiale à cette époque ?

PU : j’avais une fiancée et les travaux de ma maison étaient finis.

Président :vous viviez avec sa fiancée ?

PU : pas encore

Président : quand vous allez à la paroisse de KIBEHO, vous y allez avec vos parents ?

PU : tout le monde.

Président : votre fiancée aussi ?

PU : oui

Président : à cet endroit des membres de votre famille sont tués ?

PU : oui, des gens y ont péri. Ma mère, Marguerite, ma sœur Béatrice MUKAGERANGWA et KAREKESI Jean-Baptiste. Et d’autres dont il m’est pénible de donner les noms.

Président : qui est KAREKESI Jean-Baptiste ?

PU : mon père

Président : vous aviez un frère ?

PU : c’était mon petit frère qui travaillait à l’usine de MATA

Président : il été bien traité là-bas ?

PU : non, il y a été tué

Président : quand ?

PU : pendant la même période. Ils ont été enfermés dans l’enceinte de l’usine et ont été tailladés de partout avec les couteaux. C’était pour nous montrer le traitement qu’ils allaient nous infliger.

Président : vous avez vu le corps de votre frère tailladé ?

PU : ils l’ont amené en camionnette, l’ont mis debout et l’ont remis dans la camionnette pour le tuer à l’usine.

Président : vous savez si des jeunes Hutu ont été conduits à faire des formations militaires ?

PU : ils en recevaient.

Président : qui étaient ces jeunes ? Des Interahamwe ?

PU : les jeunes Interahamwe étaient amenés dans les camps militaires locaux pour recevoir cet entrainement.

Président : vous avez vu ces jeunes s’entrainer ?

PU : non, ils les emmenaient au camp militaire.

Président : vous avez entendu ensuite ce qu’ils comptaient faire ?

PU : ils ont mis en pratique sans tarder.

Président : vous vous souvenez d’avoir été entendu par les enquêteurs du TPIR ?

PU : certains m’ont auditionné mais je me souviens pas très bien

Président : dans cette déclaration – D352.

PU : j’ai entendu ces propos et je me dis que c’est la même chose que ce que j’ai dit à ceux qui m’ont auditionné.

Président continue la lecture. Dans votre audition, vous ne parlez jamais de Laurent BUCYIBARUTA ?

PU : oui, ça s’est passé ainsi. À ce moment-là je croyais Laurent BUCYIBARUTA mort et je ne croyais pas opportun de parler d’un mort.

Président : vous ne parlez pas de Laurent BUCYIBARUTA mais vous allez parler de Damien BINIGA. Avez vu Damien BINIGA à KIBEHO ?

PU : oui

Président : il était seul ou avec d’autres personnes ?

PU : ils nous ont demandé de quitter l’église pour partir dans un endroit reculé dans le but de nous exterminer aisément. Ils étaient avec des Interahamwe venus du côté de MUGASOMWA mais aussi de NYAMAGABE. À ce moment-là, Laurent BUCYIBARUTA, les militaires ainsi que les bourgmestres venaient à peine de partir de là et nous nous sommes battus. Le 3e jour ils avaient pris le dessus sur nous donc avec d’autres rescapés, nous avons fui.

Président continue la lecture.

Président : BINIGA s’est présenté comme l’étrangleur des enfants ?

PU : oui, il s’est appelé lui-même ainsi.

Président : vous avez expliqué que BINIGA a parlé au père NGOGA pour lui demander de dire aux personnes réfugiées qu’elles devaient partir de l’enclos de la paroisse pour aller à NYARUSHISHI.

PU : ces propos de nous amener à NYARUSHISHI avaient déjà été échangés avec le préfet. Après le départ du préfet, l’autre était en train d’expliquer à l’abbé qu’il fallait nous relâcher. Quand l’abbé a exprimé son refus, BINIGA a changé son nom en « étrangleurs d’enfants ».

Président : pourquoi, pour exprimer son mécontentement ?

PU : il était très furieux car, après, les militaires et Interahamwe ont lancé un assaut.

Président : vous vous êtes défendus ?

PU : nous avons résisté mais nous étions affaiblis. C’est après que les rescapés ont pu sortir.

Président : il y a eu une ou plusieurs attaques ?

PU : plusieurs attaques.

Président : à un moment, on a tenté d’incendier l’église ?

PU : le 13, tout le monde était affaibli, il y avait des corps de partout. Les gens sont rentrés dans l’église, d’autres ont défoncé les maisons, d’autres ont mis de l’essence et le feu.

Président : vous étiez là lorsqu’il y a eu des incendies ?

PU : lors des incendies, il y avait sur place une maison avec une arrière-cour, c’est par là que je me suis échappé. C’était avec d’autres jeunes avec moi. D’autres étaient attendus plus loin et ont été tués.

Président : vous vous enfuyez, tout seul ou avec d’autres personnes ?

PU : ceux qui ont tenté de partir avec moi ont été tués en cours de route, aucun d’eux n’a survécu.

Président : comment se passe votre fuite pour le BURUNDI, vous êtes poursuivi ?

PU : ils nous ont poursuivis. Lorsqu’ils ont incendié KIBEHO, ils nous ont suivi à CYAHINDA. Les Interahamwe nous ont fait asseoir par terre et BINIGA ainsi que les deux bourgmestres sont venus et ont dit aux Burundais que nous étions en train de fuir la famine. Ils ont répondu en demandant si la famine tailladait les gens.

Président : vous vous réfugiez au BURUNDI, vous vous engagez dans l’armée ?

PU : à mon retour d’exil, oui, mais je n’y suis pas resté longtemps à cause du traumatisme.

Président : que pouvez-vous dire à propos de ce traumatisme ?

PU : quand on faisait des exercices et le soir dans mon lit, les souvenirs de ce qui m’est arrivé me revenaient.

Président : c’était des cauchemars ?

PU : je rêvais des gens de mon âge, je me souvenais de mon père, ma mère, que j’avais laissé à l’intérieur de l’église. Je demandais à Dieu de m’aider pour que je ne verse pas de sang.

Président : je vais vous présentez quelques photo – D10483 établies par les enquêteurs de l’OCLCH.

D10483/70 : vous vous souvenez si à l’époque en arrivant il y avait un centre de santé ?

PU : oui, il y en avait un

Président : il a été détruit ?

PU : oui, on y a tué des gens.

Président : au fond on voit l’église, c’est bien là – D10483/74 ?

PU : oui

Président : est-ce que dans ces grands bâtiments il y avait des classes – D10483/7 ?

PU : oui, tout au fond, les bâtiments faisaient le tour.

Président fait défiler les photos. D10483/13– ici ce sont le presbytère et les bureaux, c’est ça ?

PU : oui, il y avait des bureaux

Président : vous alliez souvent à la paroisse ?

PU : oui

Président : vous êtes catholique ?

PU : oui

Président continue à faire défiler. Les gens réfugiés à la paroisse : certains étaient dans l’église, d’autres au presbytère et d’autres bâtiments ?

PU : lorsqu’on se place à l’entrée principale, toute la cour intérieure était remplie.

Président : c’est la cour devant le presbytère – D10483/18 ?

PU : oui

Président : il y avait d’autres bâtiments qui ont été détruits il me semble.

PU : je ne peux pas savoir car ils ont été détruits après notre départ.

Président continue de faire défiler la planche photographique. Ces photos correspondent bien au lieu où vous étiez ?

PU en pleurs : ce sont des endroits que je reconnais. Je me souviens de l’endroit où étaient mes parents ainsi que les membres de ma famille. Excusez-moi, les souvenirs me reviennent.

Président : vous n’avez pas à vous excuser Monsieur. Est-ce que vous avez pu, plus tard, lorsque vous revenez, retrouver le corps de vos parents ?

PU : j’ai vu celui de ma sœur. Pour les autres, ils les avaient déjà brûlés dans l’église.

Président : aujourd’hui, si je comprends bien, il y a un mémorial à KIBEHO.

PU : oui

Président : est-ce que vous souhaitez ajouter quelque chose ?

PU : non

 

Pas de question des PC.

 

QUESTIONS de l’avocate générale :

 

MP – SH : vous avez parlé, dans votre déposition, du Préfet. Vous voulez parler de l’autorité préfectorale qui était le sous-préfet BINIGA ?

PU : à cette époque, l’autorité de la sous-préfecture de MUNINI était BINIGA qui avait lui-même un supérieur hiérarchique.

MP : en tout cas l’autorité préfectorale que vous connaissiez était le sous-préfet BINIGA ?

PU : non, le sous-préfet BINIGA avait des supérieurs hiérarchiques à la préfecture.

Président : vous connaissiez bien le Père NGOGA ?

PU : oui

Président : qu’est-il devenu ?

PU : une fois qu’on avait découpé des gens et brûlé l’église, il était rescapé aussi et a été tué en route avec les autres.

Président : vous l’avez vu ou on vous l’a dit ?

PU : quand nous avons fui, nous nous sommes dispersés. Ce sont des choses qu’on m’a dites.

Président : aujourd’hui quelle est votre situation ?

PU : la tristesse ne m’a pas achevée, je me suis reconstruit. Je me suis marié et j’ai des enfants. Parce que nous avons des personnes qui nous réconfortes, la vie revient.

QUESTIONS DÉFENSE :

 Me LÉVY : une précision. On a compris que dans votre déposition devant les enquêteurs du TPIR, vous n’avez pas mentionné la venue du préfet Laurent BUCYIBARUTA à KIBEHO. J’ai compris que c’était pour deux raisons : soit vous n’étiez pas sûr que c’était lui, soit car vous pensiez qu’il était mort et vous ne voulez pas parler des morts. Entre ces deux raisons, laquelle est la bonne ?

PU : dans ces temps-là, nous nous sentions délaissés, abandonnés de tous les pays. Il n’était pas nécessaire de parler d’une personne décédée. L’autre raison, quand j’ai appris par la suite qu’il avait été arrêté et qu’il y a eu ce procès, je me suis réjoui en me disant que ça serait bien qu’il puisse répondre de ce qu’il a fait.

Me LÉVY : donc votre témoignage aujourd’hui devant la Cour d’assises c’est de dire que vous ne l’aviez pas mentionné car vous pensiez qu’il était mort ?

PU : je ne l’ai jamais mentionné car je savais qu’il était mort.

Me LÉVY : quand vous donnez la liste des personnes se présentant à la paroisse de KIBEHO, vous citez Damien BINIGA, Silas MUGERANGABO et Charles NYLIDANDI. Mais quand vous donnez la liste en 2002, vous savez que Charles NYLIDANDI est mort ?

PU : je pensais qu’il avait fui

Me LÉVY : vous ne savez pas qu’il était mort en mai 1994 ?

PU : nous étions encore en fuite, je n’avais pas de nouvelles.

Me LÉVY : mais vous saviez que le préfet Laurent BUCYIBARUTA était mort ?

PU : non, on disait qu’il était mort.

 

Parole donnée à Laurent BUCYIBARUTA.

Président : il nous reste du temps. Je vais donc vous laisser la possibilité, comme exprimé par Me FOREMAN, M. Laurent BUCYIBARUTA de réagir aux témoignages de ce jour.

Laurent BUCYIBARUTA : j’aimerais réagir sur le dernier témoin. Il a dit que j’aurais dirigé une réunion à RWAMIKO et que j’aurais écarté des Tutsi. Cette réunion n’a jamais eu lieu, je n’ai pas déclaré des conseillers et responsables de secteurs indésirables, ça ne m’est jamais venu à l’esprit.

Président : vous dites que vous n’êtes jamais allé à RWAMIKO le 8 avril ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui. Ensuite le témoin a dit que le 11 avril il m’a vu à KIBEHO. Mais vous le savez vous-même, le 11 avril j’étais à KIGALI. Je ne pouvais pas être à KIGALI et KIBEHO en même temps. Ensuite le dernier témoin dit qu’il ne m’a pas cité car il croyait que j’étais mort. C’est la 1e fois que je l’entends d’un témoin. C’est tout. Le témoin Théoneste BICAMUMPAKA a dit qu’il était Hutu et que le préfet aurait dit que les étrangers qui venaient dans la commune de MUBUGA demandaient où sont les habitants et les Tutsi qui habitaient précisément. Je n’ai jamais dit ça à personne. Lui-même dans ses déclarations ne l’avait jamais dit. Par contre SILAS a fait une déclaration qui se rapproche.

Président : j’essaie de suivre. Vous dites que pour le premier témoin Théoneste BICAMUMPAKA, vous êtes surpris par ce qu’il vous attribue comme propos ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : vous êtes surpris par quoi exactement ?

Laurent BUCYIBARUTA : j’aurais dit lors d’une réunion que ces étrangers venaient dans la région, ces étrangers avaient fui. Je ne l’ai jamais dit. Je n’ai jamais dit à personne de répondre dans un sens ou dans un autre à des étrangers que je ne connais pas. Par contre, SILAS a imaginé une telle déclaration car on la lui a suggérée.

Président : vous faites référence à des déclarations faites par un dénommé Silas, dont je n’ai pas compris le nom ?

MP – CV : je pense qu’il fait référence au témoin Silas NSANZABAGANGWA, qui sera entendu le 14 juin.

Laurent BUCYIBARUTA : oui c’est ça. Il a dit qu’un gendarme a fusillé Charles NYLIDANDI. C’est la 1e fois que je l’entends. Ce n’est pas exact car le préfet fait la réquisition à la gendarmerie et les affecte là où c’est nécessaire. Le témoin a persisté pour dire que Charles NYLIDANDI était mort avant les attaques de KIBEHO alors que dans le dossier on voit qu’il est mort le 15 mai.

Président : vous aurez d’autres occasions de vous exprimer sur la situation de KIBEHO, que ce soit avant ou après les attaques. Des questions des PC ?

Me FOREMAN : un point qui n’est pas dans le centre du dossier mais qui est revenu tout au long de la journée. Il semble que le directeur de l’usine de thé formait des jeunes miliciens, est-ce que Laurent BUCYIBARUTA avait des liens avec le directeur et est-ce qu’il était au courant ?

Laurent BUCYIBARUTA : je connais l’emplacement de l’usine à thé et m’y suis rendu. Quand je me déplaçais dans la région, je m’arrêtais dans ces endroits-là pour voir des chefs de projets. Je m’y suis effectivement rendu et sur place j’y ai rencontré le directeur, notre entretien n’était pas public. On parlait de ce qui nous venait à la tête. Je n’ai jamais entendu parler des milices dans l’usine ni en dehors. Je sais que non loin de l’usine MATA se trouvait un camp militaire en construction, sous le commandement militaire BUTARE-GIKONGORO mais je ne peux pas parler de ce camp, je ne peux rien dire car je n’étais pas sur place et pas informé de ces milices.

Me FOREMAN : M. BUTERA a parlé d’agressions, de maisons brûlées dès 1993, il a dit que le préfet ne pouvait pas ne pas être au courant, vous n’avez jamais entendu parler de ces agressions en août 1993 ?

Laurent BUCYIBARUTA : il peut y avoir eu des conflits de voisinages en août 1993, entre Tutsi ou entre Hutu eux-mêmes. Si les gens avaient des problèmes de voisinage, ce que je pouvais conseiller c’était de s’adresser à l’autorité administrative locale et s’ils n’arrivaient pas à régler le problème, ils pouvaient s’adresser à la justice.

Me FOREMAN : ce n’est pas ma question qui était de savoir si vous étiez informé de la situation.

Laurent BUCYIBARUTA : je ne sais pas bien dire. Je sais que vers la fin de l’année 1993, j’ai été informé d’un conflit qui opposait des voisins Hutu et Tutsi. Quand j’ai su, j’ai réglé le problème par correspondance administrative. Je n’ai pas toutes les archives donc je ne sais pas exactement pour avant.

Me FOREMAN : je n’arrive pas à comprendre si les violences dont fait référence Laurent BUCYIBARUTA en fin d’année 1993 correspondent aux faits abordés par M. BUTERA ?

Laurent BUCYIBARUTA : je ne peux pas donner les détails.

Me FOREMAN : la notion de maisons ayant pris feu ne vous dit rien ?

Laurent BUCYIBARUTA : non

Me TAPI : bonjour M. le préfet, je vais vous appeler comme ça. Je voudrais revenir sur la problématique de la réquisition. Vous avez dit que le préfet pouvait réquisitionner les gendarmes. Qui contrôle la réquisition ? En cas de mauvaise utilisation de la réquisition, quelles pouvaient être les sanctions et mesures prises ?

Laurent BUCYIBARUTA : comme vous le savez, lorsque le Préfet fait une réquisition aux forces de l’ordre, c’est le commandant de la force, en l’occurrence la gendarmerie à GIKONGORO car il n’y avait pas de camp militaire, qui devait apprécier les moyens à mettre en œuvre pour exécuter la réquisition. Le commandant organise ses gens et il les contrôle lui-même. Le préfet n’était pas une autorité hiérarchique sur le commandant. Et on sait que les forces armées/de l’ordre dépendent du Ministre de l’intérieur sur le plan disciplinaire. Le commandant et le préfet ont des relations de contact. Le préfet ne donne pas des ordres aux gendarmes en opération.

Me TAPI : j’imagine quand même que M. le sous-préfet faisait un rapport de ces relations avec le commandant. Vous-même étiez informé j’imagine ?

Laurent BUCYIBARUTA : une brigade dépend du commandement de la gendarmerie. Quand j’avais les informations, je les partageais avec le commandant de la gendarmerie. Je précise que le Major BIZIMUNGU Christophe était commandant et non le capitaine SEBUHURA comme certains l’avancent.

 

Me KARONGOZI : j’aimerais avoir des informations. Comme l’ancien procureur de KIGALI nous l’a dit hier, les violences démarrent tôt à GIKONGORO, ce qui est étonnant. Avez-vous une explication sur comment à RUHANGA des réunions ont lieu dès le 8 et à KIBEHO le 10/11 avril, les choses s’accélèrent avec des tueries d’autour 40 000 personnes tuées avec des acteurs de toute la chaine administrative préfectorale. Comment expliquez-vous cette organisation, quel est votre rôle, vous suivez de près ou vous êtes dépassé ?

Laurent BUCYIBARUTA : je précise que vous avez parlé de la réunion du 8 avril à RUHENGA dans la commune de RWAMIKO. J’ai dit que j’ignorais cette réunion. Il y a eu des tueries dès le 7/8 avril à MUGASOMWA et une autre commune. J’ai été informé par les autorités locales, parfois au téléphone quand il fonctionnait encore. Cite un exemple d’un bourgmestre qui l’appelle pour l’informer de violences à la paroisse de MUSHUBI, commune de MUKO.

Président : précisions ?

Laurent BUCYIBARUTA : à la paroisse de MUSHUBI dans la commune de MUKO.

Président : ça n’a rien à voir avec KIBEHO, c’est au Nord ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui, c’était un exemple.

Président : vous recevez une communication de ce bourgmestre à quel moment ?

Laurent BUCYIBARUTA : le 8

Président : que signale-t-il ?

Laurent BUCYIBARUTA : qu’il y a déjà des agressions dans la commune de MUKO, notamment dans la paroisse de MUSHUBI.

Président : il vous dit qu’un prêtre ne se sent pas en sécurité dans son église et qu’il y a des incidents, quels incidents ?

Laurent BUCYIBARUTA : des agressions

Président : c’est-à-dire ?

Laurent BUCYIBARUTA : des meurtres.

Président : quand on vous annonce des meurtres, vous conseillez au prêtre de regagner un évêché pour sa sécurité et vous demandez une enquête ?

Laurent BUCYIBARUTA : à cette époque-là, ma priorité était d’informer le commandant de gendarmerie.

Président : vous pouvez répondre à ma question ?

Laurent BUCYIBARUTA : demander des enquêtes à qui ?

Président : vous n’arrêtez pas de dire qu’il faut s’adresser aux autorités judiciaires. Il y a un Procureur de la République, un sous-préfet.

Laurent BUCYIBARUTA : le procureur de la République n’était pas en mesure de faire son travail.

Président : ah bon ? Il a assisté aux conseils de sécurité ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : il pouvait interroger des prêtres ?

Laurent BUCYIBARUTA oui

Président : donc il peut interroger des prêtres mais pas mener des enquêtes sur des meurtres ?

Me BIJU-DUVAL se plaint que le Président interrompe son client.

Président : comment se fait-il qu’un Procureur qui n’a aucun moyen selon vous, peut procéder à des interrogatoires de prêtres réfugiés dans un évêché mais pas des enquêtes ?

Laurent BUCYIBARUTA incompréhensible et HS

Président : vous l’avez informé de troubles graves à MUKO ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui absolument, que ce soit le Procureur ou le commandant de la gendarmerie.

Président : donc ils n’ont rien fait ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : cela vous a paru normal au vu de la situation de l’époque ?

Laurent BUCYIBARUTA : non pas normal mais je me suis dit que des enquêtes pourraient être menées quand la situation se sera stabilisée. Par exemple quand Turquoise vient stabiliser.

Président : on parle d’incidents de partout dans la préfecture dès le 8 avril, vous êtes informé ?

Laurent BUCYIBARUTA : le seul dont je suis informé est celui de la commune de MUDASOMWA.

Président : qui dépend de quelle sous-préfecture ?

Laurent BUCYIBARUTA : ça ne dépend pas d’une sous-préfecture.

Président : quels types d’incidents ?

Laurent BUCYIBARUTA : il y avait un chantier et les ouvriers de ce chantier logeaient là-bas. Il semblerait que l’entreprise menant les travaux ait eu des soucis avec les habitants de la région.

Président : ce que vous nous décrivez sont des incidents mêlant des Hutu et Tutsi mais pas dans le cadre génocidaire mais indépendant donc je n’ai pas bien compris ?

Laurent BUCYIBARUTA explique l’histoire de l’entreprise.

Président : il y a un fond de conflit ethnique dans cette histoire ?

Laurent BUCYIBARUTA : moi je dirais que non.

Président : je n’ai aucune information au dossier sur cet incident. Mais il y aura des questions sur un certain nombre de documents au dossier provenant de la préfecture de GIKONGORO en rapport avec des conflits ethniques : D10882, 24/10/1992 – D8185 ; D8288 – demande au bourgmestre de RWAMIKO sur la mention d’ethnie sur les CNI ; D8256/7.

 

Me KARONGOZI : une dernière question. Le préfet de BUTARE vous propose une réunion après les massacres de KIBEHO car il y a une déportation de rescapés vers BUTARE. J’imagine que la réunion proposée est pour contenir les éléments venant de GIKONGORO vers BUTARE ?

Laurent BUCYIBARUTA : il faut dire les choses telles qu’elles sont. Les massacres dans la préfecture de BUTARE ne venaient pas seulement de GIKONGORO. J’étais en contact constant avec JB HABYARIMANA, il y avait des massacres dans sa propre commune de RUNYINYA. Il y avait des attaquants à BUTARE.

Président : ce qui nous intéresse est de savoir si vous étiez au courant que des attaquants qui avaient attaqué des Tutsi dans la préfecture de GIKONGORO avaient poursuivi les rescapés dans la préfecture de BUTARE ?

Laurent BUCYIBARUTA : je n’ai pas été informé de ça.

Président : si je peux me permettre, pourquoi le préfet de BUTARE vous demande de faire une déclaration commune ?

Laurent BUCYIBARUTA : c’était convenu comme ça car nous avions les mêmes préoccupations donc on s’est organisé pour faire les déclarations ensemble.

Me KARONGOZI : Laurent BUCYIBARUTA propose comme solution à l’attaque des prêtres de MUSHUBI, MUKO de les transférer à un évêché, que deviennent ces prêtres ?

Laurent BUCYIBARUTA : il n’y avait qu’un prêtre car le deuxième, Canisius, était déjà parti, il était en vacances et l’autre je me rappelle pas son nom.

Me KARONGOZI : Canisius MURINZI, il a été tué par la suite. Quand vous parlez de problèmes à MUGASOMWA, à combien de temps se trouve ce lieu du chef-lieu de GIKONGORO ?

Laurent BUCYIBARUTA : peut-être une vingtaine de km.

Me KARONGOZI : vous n’avez pas l’intention de vous déplacer sur place car ce n’est pas loin ?

Laurent BUCYIBARUTA : je suis allé une 1e fois pour voir une famille belge avec une femme Tutsi menacée.
Président : une précision, on reviendra sur cette question de prêtre. Sur ce qui se passe à MUSHUBI, je vous invite à lire le journal de Madelaine RAFFIN – D77 (1e page de son journal – 8 avril 94). Le prêtre s’appelle Jean-Marie-Vianney KUMUYANGE et il relate un massacre se déroulant à la paroisse.

Laurent BUCYIBARUTA : oui c’est ça le nom.

Me GISAGARA : je partage mon étonnement avec vous sur votre réaction avec ce que vous avez entendu. Vous n’avez aucune compassion pour vos administrés, je suis surpris. Le témoin Théoneste BICAMUPAKA a estimé à 40 000 le nombre de victimes, cela vous parait correct ?

Laurent BUCYIBARUTA : je vous indique que j’ai du mal avec cette question des chiffres car le nombre victimes varie d’année en année. Dans une commune de 30 000 habitants, on dit qu’il y a 50 000 morts. Alison DESFORGES a relevé que le nombre de victimes à MURAMBI est passé de 5 000 à 50 000 puis 60 000.

Président : on ne va pas débattre là-dessus ce soir mais juste vous indiquez que vous n’avez pas idée du nombre.

Me GISAGARA : je comprends, cela vous semble exagéré ou en-dessous ?

Président : s’il vous dit qu’il ne peut pas répondre.

Me GISAGARA : un témoin a parlé d’un bulldozer utilisé pour enterrer des corps, vous avez des éléments.

Laurent BUCYIBARUTA : je n’ai pas d’éléments à donner car je n’ai jamais envoyé de bulldozer. Dans les déclarations antérieures du témoin, il ne mentionne pas cela.

Me GISAGARA : ce matin on a dit que vous avez intronisé le bourgmestre Innocent BAKUNDUKIZE, comment ça s’est passé ?

Président : on aura l’occasion d’interroger Laurent BUCYIBARUTA sur sa visite à KIBEHO le 17, il en ressort du dossier, aussi sur les raisons pour lesquelles Charles NYLIDANDI a été tué puis son remplacement par Innocent BAKUNDUKIZE. Ne vous inquiétez pas, les questions seront posées. Là je constate qu’il est 18h35 et que nous avons rempli l’ordre du jour.

Monsieur le Président annonce, avant de clôturer définitivement la journée, qu’un autre juré a demandé de se faire excuser pour raisons de santé!

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Mathilde LAMBERT et Fade FRISCHIT

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

 

  1. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  2. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[]
  3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  4. Aloys SIMBA : officier à la retraite au moment du génocide, chef de la défense civile dans les préfectures de Butare et Gikongoro, condamné par le TPIR à 25 ans de prison pour « génocide et extermination, crimes contre l’humanité »[]
  5. Charles NYIRIDANDI : bourgmestre de Mubuga tué par les gendarmes, voir l’audition de Théoneste BICAMUMPAKA[]
  6. Damien BINIGA : sous-préfet de Gikongoro[]
  7. Ibid.[]
  8. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[]
  9. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.[]
  10. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA. []
  11. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[]
  12. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[]
  13. Ibid. []
  14. Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État. Cf. Glossaire.[]
  15. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power », et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[]

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