Plaidoirie de maître Michel LAVAL, avocat du CPCR

Texte de la plaidoirie du 1er juillet – seconde audience consacrée aux plaidoiries des parties civiles.

Monsieur le Président, messieurs de la Cour, mesdames et messieurs les jurés,

Si vous me le permettez, Monsieur le Président, je plaiderai depuis cette place. C’est ma ligne, ma tranchée, d’où depuis le début de ce procès, j’ai essayé de tenir la position de la partie civile que je représente.

 C’est toujours une épreuve pour un avocat de plaider en dernier. C’est la tâche qui m’incombe. Je ne sais si c’est pour m’en faire honneur ou pour mon ancienneté que mes confrères me l’ont confiée. Mais quelle que soit la raison, j’essaierai d’être à la hauteur.

C’est une toujours épreuve de plaider quand tant de choses ont déjà été dites et bien dites.

Un cycle s’achève qui est celui des parties civiles et je ferme la marche.

J’ai entendu un jour un mot qui me laisse plus que perplexe ; on a parlé d’indicible pour évoquer les faits monstrueux que nous avons dû affronter ensemble pendant deux mois.

Je ne sais pas ce que ce mot veut dire. Rien n’est indicible, comme rien n’est écrit. Tout peut se dire, tout doit se dire. Ne pas exprimer les choses, ne pas les dire, ne pas les montrer, c’est les faire tomber dans le silence, dans une zone de ténèbres où l’oubli s’installe.

Il faut TOUT dire, TOUT exprimer : c’est notre tâche.

Il faut TOUT dire, pour pouvoir juger.

Vous allez devoir juger. Je me doute du vertige qui doit s’emparer de vous à l’échéance de vous prononcer sur un sujet aussi grave avec tant de conséquences. Je saisis ce vertige. Je le connais ce vertige et je sais les traces qu’il laisse. Votre décision restera gravée dans vos esprits comme l’une des plus essentielles que vous ayez faites dans votre vie.

Sans doute avez-vous oublié la comparution assez grotesque devant vous du témoin MATATA. Sans doute avez-vous oublié la mise en garde qu’il vous avait adressée contre les « pressions » que vous alliez selon lui  subir. Sans doute avez-vous oublié que je me suis levé ce jour-là pour rappeler que vous exerciez la charge la plus lourde de toute la citoyenneté, que rien ne pouvait avoir de prise sur vous.

Comme citoyen, votre tâche est immense. Comme juge, elle est infinie. Vous êtes saisis au titre de la compétence universelle. Cette compétence qui vous est attribuée est liée au caractère universel des crimes à juger. Ces crimes à résonance universelle, ils intéressent l’humanité tout entière. Vous avez bien compris que ce ne sont pas des crimes à dimension hexagonale. Vous avez bien compris qu’on parlera de votre décision partout de par le monde, qu’elle fera écho en Amérique du sud, en Afrique, en Asie, qu’elle traversera les océans et franchira les montagnes. Parce que cette décision intéresse toute l’humanité. Si bien que vous n’êtes pas, à mes yeux, une Cour d’assises ordinaire. Vous êtes beaucoup plus que ça. Vous êtes, en fait, un tribunal de l’humanité.

J’adhère à tout ce qu’ont dit les avocats des parties civiles. Mais il y a une remarque avec laquelle je ne suis pas d’accord. Oui, ce procès est un procès historique, je l’ai dit dès le premier jour. Je maintiens que ce procès a un caractère historique, et je maintiens que votre décision fera date. C’est pourquoi il ne va pas falloir se tromper de procès.

Par-delà des divergences importantes, nous partageons les mêmes valeurs avec la défense. Mais de la même manière que la défense peut adopter la stratégie qu’elle veut, la partie civile peut émettre le jugement qu’elle veut sur cette stratégie.

J’ai dit le premier jour qu’on voulait inoculer dans vos esprits le poison du doute et tout l’ouvrage de la défense a été fait dans cette direction.

Vous n’êtes pas saisis de la nature politique du régime rwandais actuel. Si ce régime est une dictature il ne peut que subir l’opprobre.

Mais vous n’êtes pas saisis de cette question.

Vous n’êtes pas saisis du procès du FPR. Si le FPR a commis dans la guerre qu’il a menée contre le gouvernement de l’époque des exactions, personne parmi nous ne couvrira ces exactions. Je ne suis pas un militant, je suis un avocat totalement libre. Ceux des avocats qui servent les droits de l’homme, croyez-vous qu’ils couvriraient la moindre exaction ?

Mais vous n’êtes pas chargés du procès du FPR.

Vous n’êtes pas non plus chargés (je le dis courtoisement à l’intention de l’un d’entre vous) du procès de l’Afrique des grands lacs ou du Congo. Il s’y passe des évènements de nature plus qu’inquiétante voire dramatique.

Mais vous n’êtes pas saisis de cette question.

Vous porterez sur les gacaca [1] l’appréciation que vous voudrez ; j’ai trouvé que ces juridictions de circonstance étaient injustement considérées. Quand vous êtes en présence d’un crime de cette ampleur, un crime qui a embrigadé une partie de la population rwandaise, un crime commis par des milliers et des milliers de coupables, quand une partie de la population a basculé dans ce crime, que doit faire, que peut faire l’Etat après une telle tempête ? Comment va-t-il réparer la déchirure qui traverse la société ?

Comment avons-nous fait, nous autres Français, à la Libération ? Vous connaissez cette histoire. Comment avons-nous fait quand une partie d’entre nous avait commis les crimes qui nous avaient déshonorés ? On a jugé vite, parfois injustement. On a instauré des juridictions spéciales, des juridictions d’exception avec des garanties amoindries.

Il n’y avait pas d’avocat dans les gacaca ? Notre révolution française a supprimé les barreaux et les ordres. Elle a interdit notre titre et nous a enlevé nos robes. Elle nous a supprimés, nous les avocats ! Est-ce pour cela qu’on a remis en cause toute la Révolution ? Et aujourd’hui, ceux qui s’en réclament arrivent devant vous, en agitant les grands principes contre le gouvernement rwandais ! Et dans le confort intellectuel où ils se trouvent tentent de disqualifier TOUT ce procès avec cette question lancinante entendue au fil des audiences et qui à la fin devenait absurde : « Avez-vous déposé devant les gacaca ? ». C’est avec cela qu’on veut ruiner les témoignages ? Et cependant, jamais ils n’ont été sur le fond démentis. Jamais, les paysans plein de bon sens qui sont venus déposer, n’ont été pris en défaut. Sur l’essentiel, ils disaient la même chose et cette même chose n’était rien d’autre que la vérité.

Sans doute aurez-vous à vous poser la question de l’incidence de cette déposition en gacaca sur les témoignages.

Mais, vous n’avez pas à juger les gacaca.

Vous n’avez pas à juger les remises de peine accordées en contrepartie d’aveux.

Et quand bien même cela s’est produit, vous ne pouvez en tirer aucune conclusion sur la fiabilité de ces aveux.

C’est quand même singulier qu’on remette en cause ce dispositif d’aveux qui s’inscrit dans une logique de réconciliation nationale. Vous avez sûrement en mémoire ce que fit le gouvernement italien pour lutter contre le terrorisme des Brigades Rouges et aussi la mafia. Comment a-t-il fait ? Il l’a institutionnalisé. Il a promis à des terroristes et des mafieux un traitement judiciaire de faveur s’ils livraient des informations. C’était un impératif de politique criminelle qui a passé devant toute autre considération. C’était pour éviter que le pays ne soit déstabilisé et la société anéantie. Dit-on pour autant que l’Italie était devenue fasciste ? Pourquoi à propos du Rwanda trouverait-on que la mesure est la manifestation d’un « régime totalitaire »?

Vous n’avez pas à juger de cela.

Vous n’avez pas à juger du TPIR. Le TPIR surgit dans notre monde juridique comme une aubaine. J’en ai un souvenir très précis. Je me souviens du désarroi juridique dans lequel à l’époque nous nous trouvions. Nuremberg n’avait pas tenu sa promesse d’une juridiction pénale internationale. Nous étions confrontés au néant. Si j’excepte le tribunal spécial pour l’ex-Yougoslavie, AUCUNE mesure n’avait été prise pour la justice internationale. Le TPIR a accéléré le processus, comme le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, le processus vers une juridiction pénale internationale qui a trouvé son aboutissement dans la cour criminelle internationale.

Le TPIR a-t-il bien fonctionné ? Pour l’essentiel, oui. Toujours ? Non. Mais une justice qui fonctionne très bien tout le temps est une justice inquiétante. Le TPIR s’est trompé parfois mais il a accompli un travail énorme. Le Procureur Madame Carla del Ponte a décidé de démissionner parce que les gens du FPR n’étaient pas traduits devant lui, soit. Mais combien de génocidaires a-t-elle poursuivi auparavant? Combien de condamnations lui devons-nous ? Le TPIR a dégagé des critères pour la qualification juridique des crimes de cette nature.

Mais vous n’avez pas à juger le TPIR.

L’un d’entre vous s’est légitimement interrogé sur la position du CPCR à propos de l’extradition de certains présumés génocidaires au Rwanda [2]. Il a paru s’offusquer qu’il y soit favorable. Évidemment, avec ce qu’on a tenté d’instiller dans vos esprits sur le régime rwandais, une telle position peut paraître impensable. Je suis en charge des intérêts du CPCR depuis plus de 15 ans. J’ai déposé plus de 20 plaintes contre des présumés génocidaires. Pendant longtemps nous nous sommes trouvés confrontés à une inertie totale de la justice française ! Parce que, vous le savez bien, la France, pardon le gouvernement français parce que je chéris trop la France pour la confondre avec ses gouvernements, les gouvernements français, quelle que soit leur couleur politique, ont eu longtemps une politique très particulière dans cette affaire. C’est le seul gouvernement au monde à avoir reconnu le gouvernement intérimaire criminel mis en place au lendemain de l’attentat de l’avion du président HABYARIMANA. On connaît toutes les contorsions, toutes les compromissions des gouvernements français. L’amitié de MITTERRAND avec HABYARIMANA– lui qui était, c’est sûr, un authentique dictateur. Pendant des années nous nous sommes battus dans le désert, avec Alain et Dafroza qui se désespéraient que la justice ne soit jamais administrée. Et c’est ce qui explique la position du CPCR sur l’extradition.

La justice, maintenant, c’est vous, c’est votre affaire. Elle est à vous. Le président en a fixé les limites. Votre tâche est parfaitement claire.

Vous avez devant vous deux accusés qui sont poursuivis pour leur participation à un génocide et à un crime contre l’humanité au Rwanda, entre avril et juillet 1994, dans le bourg de Kabarondo, contre une communauté, qui est la communauté tutsi qu’on a voulu exterminer exclusivement pour la raison qu’elle était tutsi. Vous avez à vous prononcer sur cette question.

Comparaison n’est pas raison, mais il y a des événements qui instruisent, qui lèguent un héritage. La philosophe Hannah ARENDT dit quelque chose d’essentiel dans le livre qu’elle consacre au procès d’Eichmann qu’elle a couvert comme journaliste. Elle dit qu’« une cour de justice est faite pour juger un homme, un individu, pour trancher la responsabilité de cet homme, de cet individu dans le crime qu’on lui impute ». Une cour de justice n’est pas une faculté ; elle n’est pas là pour dire l’histoire : elle est là pour juger des individus, trancher la question de leur culpabilité.

Cette charge est suffisamment considérable pour ne pas avoir à s’accommoder d’autres préoccupations.

Le génocide rwandais est un fait admis, reconnu, consacré, historiquement, judiciairement.

Personne ne peut nier l’existence de ce génocide. Je sais bien que nous sommes dans un monde où, les réseaux sociaux aidant, des esprits égarés peuvent prétendre que Christophe Colomb n’a jamais traversé l’Atlantique à la découverte du Nouveau monde, que la bataille de Verdun n’a jamais eu lieu et que la Shoah est une invention. Mais quand on est quelqu’un de raisonnable on sait qu’un génocide a eu lieu au Rwanda, qu’il a été préparé, mis en exécution et provoqué la mort de près d’un million de victimes. On sait que ce crime n’a pas été commis par un petit groupe qui se promenait dans la nature. On sait qu’il a été exécuté sous les ordres d’un gouvernement intérimaire qui a fait assassiner de manière épouvantable la première ministre et les Hutu modérés qui protégeaient les Tutsi. On sait tout ça.

On sait, et c’est ce dont vous êtes saisis, on sait qu’il y a eu un génocide des Tutsi. On ne peut en douter ou le nier.

On sait qu’il y avait un plan. On sait que ce plan avait été préparé. On nous dit : quel plan ? Avons-nous une preuve écrite ? On n’en a pas besoin. Il n’y a pas besoin de preuve écrite. Il y a un plan qui s’induit du mode opératoire. La question a été tranchée par la Cour de Paris dans son arrêt SIMBIKANGWA. L’ampleur, la fulgurance, les mêmes moyens, les mêmes scenarii, les gens entassés dans les églises, les écoles, couvents, hôpitaux, lieux publics, selon les mêmes procédés ; les moyens employés : machettes, lances, gourdins ; les groupes qui parcourent selon le même procédé, qui entrent dans les villages, les fermes, qui les torturent, violent ; l’armée qui suit, qui achève le travail. Le voilà le plan.

Que veut-on de plus ? Un papier signé ? Une attestation sur l’honneur ?

Pensez au génocide arménien ? On a retrouvé un télégramme sur la signification duquel les historiens se déchirent. Rien d’autre. Mais il est sûr qu’il y avait un plan. Les Turcs ont fait marcher les Arméniens sur des routes (combien sont morts en marchant ?) qui toutes convergeaient vers une région où il n’y avait rien, vers un désert où les attendait la mort. Ceux qui ne pouvaient plus marcher, on les tuait. Et quand les derniers sont arrivés dans ce désert, ils sont morts de faim et de soif. Le procédé employé révélait l’existence d’un plan, parce qu’il ne pouvait qu’aboutir à l’extermination des Arméniens.

Il y a un plan préalable et aussi un plan qui s’exécute très bien. Car le Gouvernement intérimaire disposait de tout l’appareil d’État au sein duquel les ordres étaient exécutés, une chaîne de commandement où les ordres s’exécutaient très bien et dont les bourgmestres étaient l’un des chaînons essentiels. Le Gouvernement intérimaire était un gouvernement criminel qui a fait de l’État rwandais un État criminel, de la hiérarchie étatique une hiérarchie criminelle, des préfets, des préfets criminels, des bourgmestres, des bourgmestres criminels.

Dès le 7 la machine à tuer est en marche. Partout on tue, on massacre, on torture, on viole et on le fait de la même manière.

Continuant de descendre dans les entrailles du génocide, je descends dans la préfecture de Kibungo. On en a fait un havre de paix, jardin d’Eden. On a parlé de « Creuse du Rwanda », où tout était paisible, où il ne se passait rien ! Pauvre Creuse!

Kibungo c’était le fief de RWAGAFILITA [3], le pire des Hutu extrémistes, dont Messieurs Barahira et Ngenzi étaient les créatures et qui comme TOUS les bourgmestres étaient membres du MRND devenu parti criminel.

Kibungo fut mise à feu et à sang dès le début du génocide. Les premiers crimes surviennent dès le 7 avril, et se multiplient tous les jours, dans toutes les communes. J’ai dans la main le bulletin de l’évêque de la paroisse de Kibungo, publié moins d’un an après l’exécution du génocide. Je vous lis les crimes : le 8 avril, 1500 réfugiés exterminés à Rutara ; les 9, 10 et 12 à Mukarange ; le 13 avril, à la paroisse de Kabarondo ;le 15 avril, environ 10000 personnes à la paroisse de Nyarubuye ; le 15 avril à Kibungo au centre St Joseph, 1500 réfugiés sont massacrés.

Vous vous souvenez de ce qui s’est passé le 15 avril ? Monsieur NGENZI prend sa petite voiture rouge et se rend à Kibungo pour voir le préfet. A cet instant, on massacre dans la paroisse 1500 personnes. Et finalement, 4 jours plus tard, dans cette Arcadie, 50000 Tutsi sont morts. Voilà comment les choses se passent.

J’arrive à Kabarondo là où sont BARAHIRA et NGENZI.

A Kabarondo il ne se passe rien à en croire les deux accusés.

BARAHIRA se rend à sa bananeraie, il balaie le pas de sa porte, il n’oublie pas de collecter ses loyers, il coupe de l’herbe pour nourrir ses vaches. L’église de Kabarondo se remplit de réfugiés qui passent devant sa maison : il ne voit rien, il n’entend rien. Quand il lui prend l’idée de s’y rendre le mal est fait, le massacre est commis. Trois mille morts ! Il ne tente de secourir personne et part réparer un générateur. Il y a des enfants qui pleurent, des femmes qui gémissent. La plainte qui s’élève est épouvantable. Il va réparer une ampoule ! Et quand on l’accuse, quand un très grand nombre de témoins l’accusent d’avoir participé au massacre et les jours précédents d’avoir participé à la chasse aux Tutsi, il crie au mensonge, à la conspiration ?

Et NGENZI ! Venir devant nous en se faisant passer pour un « juste », en prétendant avoir sauvé les Tutsi quand nous n’en avons pas la moindre trace. Quelle IMPOSTURE! En avançant, comme BARAHIRA, que tout le monde ment. Quelle IMPUDENCE ! Evidemment sa femme vous a émus. Evidemment, une femme qui vient implorer la clémence pour son mari, cela émeut. C’est cela votre part d’humanité à vous. Mais c’est vous qui pleurez. Vous pleurez comme au moment où les victimes sont venues vous raconter leurs souffrances. Mais lui, NGENZI, l’avez-vous vu pleurer une seule fois ? La seule chose qui le fait pleurer c’est lui, c’est quand il parle de lui.

De tous les crimes qui sont reprochés à NGENZI, il y en a un qui signe son crime. C’est ce qu’on appelle abusivement l’enterrement et qui fut en réalité un enfouissement. Je ne peux pas concevoir, il m’est intolérable de penser qu’on a enfoui les victimes de cette manière si on n’est pas coupable. Nous avons tous été confrontés à la mort de proches. On comprend l’enterrement, on sait que c’est dans l’enterrement que se manifeste l’humanité. On sait que la trace des hommes est dans le rite dont ils entourent la mort. On le sait. Croyant ou pas, c’est le signe de l’homme. Il faut emmener les morts dans la dignité, leur faire des tombes, mettre leur nom sur des plaques, ça c’est l’humanité.

NGENZI, lui, recrute des fossoyeurs de circonstances. Et que font ces fossoyeurs ? Descendent-ils les morts un à un dans la fosse, les recouvrent-ils d’un linge ? Les alignent-ils avec précaution ? Non, ils les jettent en tas. NGENZI les compte-t-il ? Tente-t-il de les identifier ? NON. Est-ce là le comportement de bourgmestre protecteur de sa population, comme il le prétend?

Est-ce là le comportement du chrétien qu’il prétend être? NON.

Je vous le dis, Monsieur NGENZI, je vous le dis les yeux dans les yeux, vous n’avez pas inhumé des êtres humains : vous avez voulu dissimuler des corps. Je vous le dis, Monsieur NGENZI, vous n’avez pas agi en chrétien : vous vous êtes comporté en bourreau.

Vous avez cédé au MAL. Vous pouviez dire : « Non, je ne le ferai pas ». Vous pouviez refuser. Des gens ont refusé. Le 12 avril des officiers supérieurs des FAR ont refusé d’obéir au Gouvernement intermédiaire et ils ont été destitués. Des bourgmestres ont refusé. Le brave paysan qui est venu ici, souvenez-vous de ce paysan qui est sorti du rang des tueurs où on voulait l’embrigader et qui a dit : « Non, je ne pouvais pas faire ça, je suis un chrétien », et qui est rentré chez lui où il s’est caché au péril de sa vie. On pouvait dire NON. On peut toujours refuser.

L’un d’entre vous a demandé à un expert qui le décrivait comme un homme ordinaire comment BARAHIRA aurait pu commettre les crimes dont on l’accusait.

C’est un grand et grave problème, c’est un problème qui touche un aspect fondamental de la personne humaine. C’est la question du jugement moral, de la conscience morale.

Nous avons tous la faculté d’exercer notre jugement moral, de distinguer le bien du mal. Il y a des valeurs qui ne sont pas relatives. Il y a des valeurs absolues, universelles. Nous n’avons pas, par exemple, le droit de tuer son prochain. Il peut arriver qu’un homme tue un homme mais il ne peut pas considérer que c’est bien.

Nous sommes constamment confrontés au jugement moral et il ne dépend que de nous de l’exercer.

Ce qui explique le comportement de NGENZI et BARAHIRA, qui sont des hommes ordinaires, c’est l’abdication de leur jugement moral. Ils sont des hommes ordinaires qui ont abdiqué leur jugement moral.

Je suis arrivé sur la rive qui longe le fleuve de l’autre côté duquel l’accusation attend.

Je l’ai dit le premier jour, nous autres avocats des parties civiles, nous ne sommes pas des accusateurs privés. Nous sommes la voix de victimes, nous sommes la voix de la souffrance.

J’ai entendu l’autre jour un mot qui m’a frappé. Ce mot est le mot pardon.

C’est une des plus grandes vertus humaines. C’est la partie supérieure de notre conscience.

Mais vous n’êtes pas là pour accorder ou non le pardon. Le pardon, c’est la prérogative exclusive de la victime. Mais pour qu’elle puisse le donner, il faut qu’on lui demande. Parce que lui demander pardon, c’est reconnaître le mal qu’on a fait, c’est lui demander de nous rendre la part d’humanité perdue dans le crime.

Mais vous, c’est la justice que vous avez à rendre, sans trembler, sans autre préoccupation de leur culpabilité.

Vous avez devant vous deux hommes déjà âgés et même pour l’un malade. Mais en quoi cela concerne leur culpabilité? Pensez à ce qu’ils étaient en 1994 quand ils ont commis les crimes qu’on leur impute. Regardez les jeunes sur le champ de supplice, forts, arrogants. La vie leur a infligé son épreuve, mais en quoi faudrait-il qu’elle influe sur votre jugement ?

Il faut agir avec cohérence. Juger des faits précis, à un instant précis.

Les parties civiles n’attendent pas le pardon : elles attendent la justice.

 

  1. Gacaca : Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, elles ont une vocation judiciaire et réconciliatrice. Voir le glossaire pour plus de détails.
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  2. Le CPCR aurait « préféré que la justice de notre pays réponde positivement aux demandes d’extradition afin que les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide soient jugées au plus près des crimes qui leur sont reprochés, au plus près des victimes. Il faut savoir qu’à plus de 20 reprises, la Cour de Cassation a refusé d’extrader vers le Rwanda ceux que leur pays réclamait pour les juger. Cette décision, contestée par des juristes spécialistes du droit pénal international, nous reste incompréhensible. » (Alain GAUTHIER lors de son témoignage à la barre, le 29 juin).
    Voir aussi : Refus d’extrader: l’avis de Damien Roets, professeur de droit.
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  3. Le colonel RWAGAFILITA était l’homme fort de la région, éminence grise du pouvoir génocidaire. Il valait mieux bénéficier de ses faveurs pour devenir bourgmestre… Il fut parmi les activistes les plus impliqués dans les massacres autour de Kibungo dont il était originaire. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
    Voir le glossaire pour plus de détails.
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