Tribune publiée par un collectif le 27 mars 2025 dans le journal La Croix.
Le 7 avril 2025 s’ouvrira la 31e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda. Des chercheurs, artistes et associations dénoncent dans ce texte l’organisation d’un concert à la même date, « Solidarité Congo », dont les artistes invités piétineraient la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda.

Le 7 avril 2025 s’ouvrira la 31e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda. À cette même date, un concert étiqueté « Solidarité Congo » est programmé à l’Arena de Bercy avec certains artistes qui se sont déjà illustrés par des propos ouvertement anti-Tutsi. Rapidement des alertes ont été émises sur le risque d’atteinte à la mémoire du génocide des Tutsi. L’Unicef, initialement bénéficiaire, s’est retirée, et la mairie de Paris a saisi la préfecture pour en demander l’annulation[1]. En dépit de cela, les organisateurs et les artistes ont maintenu le concert. Si la solidarité avec les victimes des violences en République démocratique du Congo (RDC) est nécessaire, ce choix délibéré de date instrumentalise les souffrances congolaises pour piétiner la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda[2].
L’incapacité à analyser la situation en RDC[3] autrement qu’à travers un prisme simpliste occulte les dynamiques à l’œuvre. Des figures médiatiques, capables de dénoncer les discours populistes et racistes en Occident, se refusent à cette rigueur lorsqu’il s’agit d’évoquer l’Afrique. Le jour de la commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda, le chanteur Gims, qui s’est déjà illustré en déclarant sur Netflix : « On n’arrête pas la haine d’un Tutsi avec du jus d’orange » (en mimant un tir de fusil), chantera sans doute : « Kagame rime avec croix gammée ».
Le génocide des Tutsi au Rwanda, lui, restera encore une fois qualifié de « génocide rwandais » ou de « massacre interethnique », euphémisant ainsi l’extermination systématique et planifiée des Tutsi au Rwanda. En 2022, l’ONU alertait sur la recrudescence de la haine anti-Tutsi en RDC[4]. Récemment, un chef Maï-Maï (l’une des multiples milices de la RDC), René Itongwa, appelait, sur les réseaux sociaux à tuer les Tutsi.
Idéologie raciste
Si les risques encourus par ces populations sont invisibilisés, voire parfois aggravés par ceux qui prétendent vouloir la paix au Congo, c’est en raison d’une adhésion, consciente ou non, au stéréotype raciste du « Tutsi étranger et dominateur ». Ce récit qui a conduit au génocide des Tutsi, est désormais l’élément central du discours des dirigeants de la RDC, qui assimilent les Tutsi congolais à des étrangers alors même que la plupart d’entre eux étaient déjà présents avant l’indépendance du pays.
Ces discours, qui attribuent au M23 (armée essentiellement composée de Tutsi congolais) la seule responsabilité du désordre et des crimes en RDC[5], visent à cacher la corruption et la violence, du régime congolais et des nombreuses milices violentes alliées du régime, notamment les FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), composées de génocidaires hutu qui combattent toujours aux côtés du régime congolais.
L’idéologie anti-Tutsi ne s’est ni arrêtée en 1994 ni limitée au Rwanda. La figure du Tutsi étranger est le produit d’une construction idéologique remontant à la colonisation. Forgée par les administrateurs et les missionnaires européens, l’idéologie hamitique a défini les Tutsi comme une élite étrangère, les opposant aux populations dites autochtones. Cette classification raciale, imposée et rigidifiée par les autorités coloniales, a nourri une vision où les Tutsi étaient perçus comme des envahisseurs, justifiant ainsi leur exclusion et leur extermination.
La théorie du complot tutsi
Cette construction a nourri un ressentiment exploité par les idéologues génocidaires. La propagande a assimilé les Tutsi au Front patriotique rwandais (FPR, parti de l’actuel président rwandais Paul Kagame), présenté comme un outil de domination tutsie. En RDC, les Tutsi congolais sont encore accusés d’être des « infiltrés » rwandais, des indésirables, comme si leur citoyenneté congolaise pouvait être niée.
La théorie du « complot tutsi » gangrène encore les esprits et menace la paix. Dans les années 1990, le journal extrémiste Kangura dénonçait un « plan de conquête des Grands Lacs » fomenté par les Tutsi. Aujourd’hui, la même logique est réactivée : l’accusation d’une « agression rwandaise » efface les causes internes du conflit et perpétue un récit où les Tutsi restent l’ennemi absolu.
En France, circule encore aujourd’hui la théorie complotiste d’une « Internationale tutsie », à laquelle serait allié tout individu témoignant de la réalité du génocide des Tutsi[6]. Les accusations de manipulations politiques qui viendraient de Kigali dans des procès de génocidaires en Europe sont, ainsi, un argument systématiquement invoqué par la défense, sans que cette théorie complotiste ne soit unanimement mise en perspective avec le récit raciste mortifère dont elle tire son origine.
La commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda rappelle ce que produit l’aveuglement face à une idéologie raciste qui fait d’un groupe humain un bouc émissaire. Elle souligne que l’indifférence nourrit la violence et conduit au pire. Un concert servant d’alibi à la diffusion d’un récit xénophobe ne saurait troubler cet appel à la vigilance et au souvenir d’un génocide dont la mémoire ne relève pas, comme nous pouvons encore le lire en France, d’une « rente mémorielle » dont bénéficierait le Rwanda. Il nous appartient à tous d’honorer cette mémoire[7] et de nous rappeler que la lutte contre les mécanismes idéologiques conduisant à la violence sont des outils de paix indispensable. Le 7 avril, plus que jamais, le respect de la mémoire des victimes s’impose à tous.
Signataires
Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR)
Dafroza Gauthier Mukarumongi, co-fondatrce du CPCR
Marcel Kabanda, président d’Ibuka France et historien
Yossef Murciano, président de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF)
Beata Umubyeyi Mairesse, écrivaine
Timothée Brunet-Lefèvre, historien et chercheur associé au CESPRA (EHESS)
Florence Prudhomme, présidente de Rwanda Avenir
Bruce Clarke, artiste plasticien
Louis Laurent, doctorant à l’EHESS
Gaël Kamilindi, comédien pensionnaire de la comédie française
Dominique Celis, écrivaine
Ernest Pignon, artiste plasticien
Romain Poncet, enseignant d’histoire-géographie
Dorothée Munyaneza, artiste chorégraphe
François Xavier Destors, réalisateur
Nido Uwera, chorégraphe et danseuse
Yoan Gwilman, étudiant en histoire à l’EHESS
Dominique Lurcel, metteur en scène
Michel Muller, co fondatrice de Rwanda Avenir
Suzanne Maza-Tshabalala, sociologue
Olivier Sultan, commissaire d’exposition et galeriste
Rebecca Wengrow, écrivaine
Philippe Taszman, producteur
Patrick Klugman, avocat, Président du comité français pour Yad Vashem
- La Ville de Paris a saisi le Préfet de police afin d’interdire le Concert Solidarité Congo le 7 avril, Communiqué de presse de la Ville de Paris publié le 25 mars 2025.[↑]
- Quelques heures après la publication de cette tribune, l’AFP annonce que le préfet de police de Paris exige le report de la soirée sous peine d’interdiction, AFP/Le Figaro, 27 mars 2025[↑]
- RD-Congo : « Les diplomates doivent arrêter la guerre, mais surtout bâtir la paix », tribune de Michel Tissier, Secrétaire exécutif du Réseau international pour une Economie humaine – La Croix, 13 mars 2025[↑]
- RD-Congo : recrudescence du sentiment anti-Tutsis, Laurent Larcher, La Croix, 16 mai 2023[↑]
- RD-Congo : l’offensive du M23 dans l’est du pays attise les tensions communautaires à Kinshasa, William Minh Hào Nguyen, correspondant de La Croix à Kinshasa, 19 mars 2025[↑]
- Rwanda : la crise dans l’est du RD-Congo ravive le douloureux souvenir du génocide, Laurent Larcher envoyé spécial à Kigali, au Rwanda, La Croix, 7 avril 2024[↑]
- Génocide au Rwanda : « L’oubli met en péril l’humanité », entretien avec
Anne Lainé, réalisatrice du film documentaire « Rwanda, un cri d’un silence inouï » (2003), La Croix, 15 avril 2014.[↑]