La France au Rwanda : écrire l’histoire plutôt que la réécrire

TRIBUNE COLLECTIVE publiée le 11 mars 2019 sur Mediapart

Face aux allégations d’« accusations monstrueuses et débiles » faites par d’Hubert VÉDRINE concernant le rôle de la France dans le génocide des Tutsi, un collectif appelle à la progression d’une « connaissance partagée et incontestable des faits », notamment par l’indispensable ouverture des archives.

« La façon dont cette question est racontée […] est pour moi le plus grand scandale politico-médiatique depuis 30, 40 ans. Je sais même pas à quand il faut remonter pour avoir une accusation aussi monstrueuse, aussi fausse et par ailleurs débile ».

Le 12 février 2019 sur TV5 Monde, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert VÉDRINE, qui fut le secrétaire général de l’Élysée de 1991 à 1995, s’insurge contre les « accusations monstrueuses et débiles » faites à la France depuis vingt-cinq ans s’agissant du génocide des Tutsi du Rwanda. Il remarque en outre – à raison – que parler de « la France » n’est pas suffisant.

« La France, c’est qui ? »

Faisant ainsi écho à la remarque de l’historien Jean-Pierre CHRÉTIEN, qui précisait : « le problème n’est pas de dire que la France est coupable, mais qui est coupable en France ».

Coupable de quoi ? Pour Hubert VÉDRINE, de rien. Pour d’autres, de beaucoup : un ancien officier français de la Force d’action rapide, Guillaume ANCEL, a livré un témoignage précis de sa participation à l’opération militaire française Turquoise, déclenchée dans les dernières semaines du génocide.

Ce témoignage met à jour la nature totalement ambivalente de l’opération : opération humanitaire avec l’armée régulière, opération de soutien avec les forces spéciales à ce qu’il reste des armées d’un gouvernement génocidaire en déroute.

« Rien à voir avec le génocide »

Pour Hubert VÉDRINE, cela relève de la fable. L’ancien collaborateur de François MITTERRAND connaît bien cette histoire : le 16 avril 2014, devant la commission de la défense nationale de l’Assemblée nationale, il avait reconnu que des armes avaient été livrées aux forces armées rwandaises pendant le génocide. Mais puisqu’il s’agissait de « la suite de l’engagement d’avant », cela n’avait selon lui « rien à voir avec le génocide ».

En juin 2017, le magazine XXI évoquait l’existence d’une note manuscrite mentionnant la nécessité de « s’en tenir aux directives fixées », c’est-à-dire de continuer à fournir, en violation de l’embargo de l’ONU, des armes aux alliés de la France même s’ils étaient les génocidaires. « La France, c’est qui ? » demande Hubert VÉDRINE. Pour beaucoup de ceux qui tentent de faire la lumière dans cette affaire, c’est notamment lui…

La part de l’engagement et celle de l’égarement

Cela fait maintenant plus d’un quart de siècle qu’un certain nombre de chercheurs mais aussi de journalistes et de simples citoyens cherchent à évaluer l’ampleur de l’engagement français auprès de ceux qui ont voulu et orchestré le génocide des Tutsi. Ils cherchent à connaître, s’agissant du processus de décision, la part de l’engagement et celle de l’égarement.

Engagement il y a : la négation n’est pas sérieuse. Paul QILÈS, qui présida en 1998 la Mission d’information parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda, considère qu’il n’y a rien qui puisse être reproché aux responsables de l’époque. Pourtant on lisait déjà dans le rapport de ladite Mission que Turquoise, parallèlement à sa mission humanitaire, avait été entreprise dans l’objectif de « préserver les conditions d’une négociation politique fondée sur le partage du pouvoir » entre le gouvernement intérimaire rwandais et les forces du Front Patriotique Rwandais qui le combattaient. Un appui, en somme, à des génocidaires alors en passe d’être vaincus.

L’indispensable ouverture des archives

Des écrits ont certes été publiés en sens contraire. Hubert VÉDRINE s’appuie d’ailleurs sur ces derniers, se désolant de constater que la presse française est unanime, depuis vingt-cinq ans, à appuyer la thèse d’une responsabilité coupable des autorités françaises dans les événements du Rwanda. Pourtant, tous ceux qui sont familiers du dossier le savent bien, et ce quelle que soit leur lecture des événements : les thèses contraires n’ont cessé de s’affronter et les tenants d’une version de l’histoire qui veut que la France n’ait rien à se reprocher au Rwanda ont longtemps vu leurs thèses tenir le haut du pavé et le perron de l’Élysée.

A l’approche des vingt-cinquièmes commémorations du génocide, les polémiques s’étaleront à nouveau. Nous savons déjà que tous les intervenants au débat n’auront pas le souci de la rigueur historienne : il est dans ces affrontements récurrents d’autres enjeux que ceux de la recherche de la vérité.

Cependant il existe une façon rationnelle de faire progresser la connaissance des faits : l’ouverture des archives susceptibles d’éclairer l’action de la France au Rwanda.

Puisqu’il n’y a rien à cacher

Hubert VÉDRINE, sur TV5 Monde, dit d’ailleurs le souhaiter : « Comme les accusateurs, les procureurs autodésignés ne trouvent jamais, et pour cause, confirmation de ce qu’ils racontent dans les médias français depuis des années, ils disent « On cache les vrais documents ». Ils ne demandent jamais l’ouverture des archives du Rwanda. » Cette affirmation est également erronée : des voix se sont élevées, plus d’une fois, pour réclamer l’ouverture de ces archives. Et l’argument d’Hubert VÉDRINE peut lui être retourné : il est facile de dire que l’on ne trouvera rien dans les archives tant qu’elles demeurent inaccessibles.

Interrogé par le journaliste de TV5 Monde, qui lui demande s’il lance un appel au président de la République en faveur de leur ouverture, l’ancien secrétaire général de l’Élysée semble d’ailleurs botter en touche : « Non mais, comment dire ? La France est le pays qui a le plus déclassifié. »

Pour une connaissance partagée et incontestable des faits

Rejoignons-le au moins sur ce point : si ces archives permettent de dédouaner la France, pourquoi ne pas les rendre consultables ? Cette exigence devrait être commune aux différentes parties qui s’affrontent sur ce dossier, dans l’objectif que le long examen des documents permette à terme une connaissance partagée et incontestable des faits.

Dans l’intervalle, les manœuvres se poursuivront, révélant combien la réécriture de l’histoire du génocide et la défense de l’action de la France ont partie liée : il s’agira, le plus souvent, non pas de nier frontalement la réalité du génocide mais d’induire la confusion par la multiplication des fausses pistes et les réécritures partielles.

Le génocide que nous aurions dû empêcher

On entendra, encore, des commentateurs résumer l’histoire du génocide à une simple histoire de Hutu et de Tutsi – un contentieux entre ethnies – comme dans la prestation d’Hubert VÉDRINE sur TV5 Monde. Cela seul est insupportable. Mais sans doute l’incapacité des responsables français de l’époque d’avoir une lecture politique de ce dossier, loin des clichés sur l’Afrique et des fantasmes de complot anglo-saxon, explique-t-elle une partie des décisions les plus regrettables qui ont été prises lors du dernier génocide du XXe siècle, celui que notre génération aurait dû empêcher.

 

Signataires :

Guillaume ANCEL, lieutenant-colonel (er), écrivain, libre penseur ;

Emmanuel CATTIER, français dont une partie de sa belle-famille fut massacrée dans le génocide des Tutsi ;

Alain DAVID, bureau national de la Licra, ancien directeur de programmes au Collège international de philosophie ;

Frédéric DEBOMY, co-auteur des livres Turquoise et Full Stop ;

Annie FAURE, médecin au Rwanda en 1994 ;

Alain et Dafroza GAUTHIER, Collectif des Partis Civiles pour le Rwanda (CPCR);

Richard GISAGARA, avocat aux barreaux de Pontoise et de Kigali ;

Géraud DE LA PRADELLE, professeur émérite de droit à l’université de Paris Nanterre ;

Nathalie LEROY, avocate au barreau de Lille ;

Rafaëlle MAISON, professeure de droit public (université Paris Sud) ;

Christian SAVARY, président des Sentiers de la Mémoire, professeur d’histoire à Coutances ;

Fabrice TARRIT, co-président de Survie ;

Isabelle WEKSTEIN, avocate à la cour ;

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