Tribune publiée par un collectif le 11 avril 2025 dans Le Nouvel Obs
Trente et un ans après sa perpétration, le génocide des Tutsis au Rwanda occupe une place marginale dans la conscience collective. Souvent réduit à une affaire communautaire, il souffre encore d’un traitement teinté d’imprécision historique et sémantique. Ce terrain favorise de graves atteintes à la mémoire, prolonge une forme d’impunité morale et judiciaire, et permet aux responsables, directs ou indirects, de brouiller leur rôle, voire de se présenter comme de simples observateurs de la « tragédie rwandaise ».
En 2025, ce qui devrait choquer indiffère encore. La mémoire du génocide des Tutsis reste exposée à des atteintes dont la banalisation devrait pourtant appeler à un sursaut collectif. En Belgique, la ville de Liège a mis fin à sa participation aux commémorations du génocide des Tutsis. Le Parlement belge a lui aussi annulé un colloque prévu sur ce sujet. En France, un concert rassemblant certains artistes ayant tenu des propos ouvertement anti-Tutsis était programmé à Bercy le 7 avril (journée de commémoration internationale). Il n’a été reporté qu’à la suite d’une décision préfectorale[1]. Malgré la richesse des travaux historiques, les procès et la force des témoignages, l’histoire du génocide des Tutsi demeure largement méconnue du grand public et occupe une place limitée dans l’espace médiatique, comme en témoigne le traitement relativement confidentiel des commémorations nationales du 7 avril dernier. Les rescapés du génocide des Tutsis au Rwanda subissent une double peine : celle des agressions frontales à la mémoire et celle d’un déni de nos sociétés européennes, qui, faute de connaissances partagées, peinent à ériger des remparts collectifs efficients pour la protéger.

Une imprécision qui sert l’impunité
Trente et un ans plus tard, le génocide des Tutsis au Rwanda ne parvient toujours pas à être qualifié pour ce qu’il est. Les expressions telles que « génocide rwandais », même employées sans intention malveillante, participent à fragiliser durablement la compréhension des mécanismes génocidaires. Ces imprécisions sémantiques occultent le fait qu’un génocide n’existe que par la volonté d’exterminer un groupe explicitement désigné. Omettre de qualifier ce crime de « génocide des Tutsis au Rwanda » offre une impunité symbolique et juridique à ses auteurs, et à ceux qui veulent nier sa nature ou minimiser leur responsabilité en invoquant une guerre civile ou des massacres interethniques supposés ancestraux, où il n’y aurait, finalement, ni réelles victimes, ni coupables.
Le terme « génocide rwandais » empêche l’invalidation de la thèse négationniste du double génocide, selon laquelle les Tutsis, par le biais du Front patriotique rwandais (FPR), auraient à leur tour exterminé les Hutus. Une de ses variantes se retrouve dans l’évocation d’un prétendu « génocide au Congo », qui manipule les souffrances congolaises à des fins révisionnistes. Ce type de récit n’est pas marginal : il structure aujourd’hui une partie de la contestation de la vérité historique et judiciaire.
L’imaginaire collectif reste aussi imprégné par l’idée d’une « tragédie rwandaise », née de l’attentat contre le président Habyarimana, qui aurait déclenché une fureur populaire aussi spontanée qu’incontrôlable. Ce récit installe néanmoins l’idée d’un enchaînement inévitable, presque fatal, là où il y eut planification, organisation et responsabilité politique. Il est aussi un outil rhétorique commode pour ceux qui cherchent à dissimuler leur inaction ou leur violation du droit international, qui impose de prévenir ou d’empêcher un génocide.
Une idéologie aussi européenne
Comme tout génocide, celui des Tutsis est la mise en exécution d’une idéologie. La figure du Tutsi étranger est issue d’une construction racialiste forgée par les colons allemands, puis les administrateurs et missionnaires belges, qui ont défini les Tutsis comme des « envahisseurs » venus d’ailleurs, opposés aux « autochtones » Hutus. Elle a figé des catégories sociales en identités rigides et raciales, institutionnalisées sur les cartes d’identité. Peu à peu, les Tutsis sont devenus des indésirables dans leur propre pays. Cette vision a nourri une déshumanisation progressive et institutionnalisée des Tutsis, relayée par les discours politiques et des médias comme « Kangura » ou la Radio-Télévision des Mille Collines[2]. Loin d’être soudain, ce climat s’est construit sur plusieurs décennies. Le génocide fut le résultat d’une adhésion à un narratif haineux. Parler de « tragédie rwandaise » ou de « génocide des Tutsis et des Hutus modérés » empêche de saisir à la fois ce qui définit un génocide et ce qui permet de l’éviter. Les Tutsis ont été tués parce qu’ils étaient Tutsis ; les Hutus démocrates, qui ont péri à la même période, l’ont été pour ce qu’ils ont choisi de faire : s’opposer courageusement au pouvoir dictatorial ou protéger leurs concitoyens tutsis.
L’idéologie génocidaire ne s’est pas éteinte en 1994. Aujourd’hui, en RDC, des discours anti-Tutsis servent à détourner l’attention des responsabilités internes liées à la corruption, à l’incurie de la classe politique et à la présence de milices violentes, comme les FDLR (Forces démocratiques de Libération du Rwanda), composées de génocidaires ou de leurs enfants, qui combattent encore aux côtés de l’armée du gouvernement congolais. En France, une centaine de personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide bénéficient d’une impunité de fait, rendue possible par l’extrême lenteur de la justice, le refus d’extradition et la faible médiatisation des procès auprès du grand public.
Laisser le devoir de mémoire et d’histoire à la seule initiative des Rwandais ou des spécialistes du sujet revient à prolonger les logiques de déni et de confusion qui ont permis, hier, l’inaction face au pire. C’est aussi renoncer à l’exigence de clarté qui fonde toute prévention des violences à venir. Le déni face à la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda est une faute morale pour toute l’humanité.
LES SIGNATAIRES
Alain Gauthier, Président du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR)
Dafroza Gauthier, Co-Fondatrice du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR)
Marcel Kabanda, Président d’Ibuka France
Stéphane Audoin-Rouzeau, historien
Samuel Kuhn, enseignant, historien
Timothée Brunet-Lefèvre, historien et chercheur associé au CESPRA (EHESS)
Annette Becker, historienne professeure d’histoire à l’Université Paris Nanterre
Juliette Bour, historienne, chercheuse à l’Université d’Anvers
Romain Poncet, enseignant agrégé d’histoire-géographie
Marion Feldman, psychologue, professeure à l’Université Paris Nanterre
Agnès Gahigi, Présidente de l’antenne d’Ibuka France à Lyon
Sandrine Zalcman, avocat à la Cour
Kim Bloch-Lazare, consultante
- Lire Le concert pour le Congo prévu le 7 avril à Bercy bafoue la mémoire du génocide des Tutsi, Tribune publiée par un collectif le 27 mars 2025 dans le journal La Croix.[↑]
- Voir Repères : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]