J’ai quinze ans… peut-être deux…
ou peut-être cent…
Je suis née… je suis morte
dans les marais du Bugesera.
Papillon désailé, je me cogne la tête
aux vitres opaques de ma prison.
Au-dehors, le soleil brille de tous ses feux
mais ses rayons ne me réchauffent plus.
Je suis morte dans les marais du Bugesera.
J’ai quinze ans, je suis jeune mais je suis vieille,
lasse de traîner ma peine et ma douleur.
Lasse de traîner ma peine dont plus personne
ne veut entendre parler.
J’avais huit ans, je crois,
peut-être sept ou peut-être neuf.
Le ciel, un beau soir d’avril, sur nos têtes heureuses
s’est soudain obscurci
sur les collines du Bugesera.
De gros nuages noirs se sont amoncelés
au-dessus des collines heureuses,
le ciel s’est déchiré dans une gerbe de feu.
J’avais huit ans, je crois.
Quand la nuit est tombée, sur les collines
verdoyantes du Bugesera,
sur les collines-mères,
mes parents nous ont réveillées,
petite sœur et moi,
et nous avons marché dans le chant
des grillons et des crapauds.
Petite sœur dormait sur le dos de maman,
paisible, sereine, apaisée,
comme un enfant qui goûte
à la chaleur de sa mère.
Blottie dans les bras de papa,
j’ai fini par m’endormir avant
d’atteindre les roseaux
du marais fangeux.
Au lever du soleil, des sifflets et des cris
se sont répandus
se sont répondu
sur les collines du Bugesera.
Papa et maman nous ont recommandé
de ne pas avoir peur
de ne pas parler
de ne pas pleurer.
L’eau dans laquelle nous pataugions maintenant
était noire de la terre de nos marais.
Nous avancions avec peine, tenaillés par la faim,
par la soif
par la peur.
Petite sœur tenait, dans sa bouche asséchée,
le sein engorgé de maman
qu’elle entourait de ses doigts potelés.
Quand il nous eut installés au milieu des papyrus
aux feuilles coupantes,
Papa s’en est allé; et comme pour s’excuser,
il a posé ses mains sur mes deux joues d’ébène,
ses mains pleines de douces caresses…
J’avais huit ans… papa s’en est allé…
papa s’en est allé…
A l’aube, petite sœur, Mugwaneza, la préférée,
a pleuré… elle a beaucoup pleuré
au milieu des papyrus aux feuilles tranchantes.
Les sifflets se sont rapprochés,
Les chiens se sont précipités dans les roseaux
du Bugesera.
Maman nous a cachées puis elle s’est avancée
au-devant des hommes qui criaient, qui riaient.
Maman s’est avancée vers les hommes-bananiers.
Elle a reconnu nos voisins
ceux-là mêmes qui , la veille,
buvaient l’urwagwa (1) de notre bananeraie.
Maman leur a parlé, calmement;
eux, ils vociféraient, ils insultaient
petite maman.
J’ai vu les lames des machettes s’enflammer
au soleil du matin.
J’ai entendu maman supplier, implorer…
J’ai entendu des mots que je ne connaissais pas,
des mots que papa n’avait jamais prononcés,
des mots violents, grossiers,
des mots rouges de sang,
badinage indécent.
Petite maman pleurait maintenant, implorait, suppliait.
Et les hommes riaient, se félicitaient, ricanaient
comme les hyènes du Bugesera.
Petite maman s’est mise à gémir
des accents de détresse,
s’est mise à délirer…
Un bruit sec de roseau coupé…
le silence est tombé sur
les marais du Bugesera.
J’avais huit ans…
J’ai mis petite sœur sur mon dos,
bien au chaud dans sa peau de mouton,
bien au chaud dans sa couverture,
J’ai mis petite sœur au dos,
comme une petite maman.
Et je t’ai aperçue à travers les roseaux,
ma petite maman,
allongée dans une eau incendiée,
tes longs cheveux tressés
traînant comme des araignées.
Je t’ai revue, petite maman,
et je ne t’ai pas reconnue.
J’ai cherché ton regard, autrefois si doux,
je n’ai rencontré que des yeux torturés.
J’ai voulu te parler, petite maman…
Je me suis penchée sur ton visage défiguré.
Ton corps de petite maman,
ton ventre étaient souillés,
tes membres déchiquetés.
Ils t’ont salie, petite maman,
ils t’ont humiliée…
Alors j’ai pleuré, petite maman,
j’ai beaucoup pleuré,
comme il pleut en saison des pluies
sur les collines du Bugesera.
Pleurs de douleur, d’humiliation,
pleurs de purification.
J’avais huit ans…
Petite sœur s’est agitée dans mon dos
et m’a tirée de ma torpeur.
Petite sœur avait soif,
avait faim
et s’est mise à pleurer.
J’ai dû t’abandonner, petite maman,
te laisser là à flotter
sur l’eau rouge et boueuse des marais.
Adieu, maman, ma petite maman, adieu…
J’ai quitté le marais
pour trouver un peu de nourriture.
Petite sœur pleurait toujours.
Auprès d’un feu éteint, sous la lune froide,
j’ai trouvé de quoi manger.
Au pied d’un avocatier, j’ai sombré dans un sommeil
de plomb.
Sommeil peuplé de cris, de menaces,
d’insultes…
Au matin, à l’heure où le soleil
a jailli au-dessus des collines du Bugesera,
des cris nous ont réveillées.
J’ai repris petite sœur sur le dos
bien au chaud,
comme une petite maman,
et j’ai couru vers le marais.
Mais les hommes-bananiers nous ont vues.
J’ai couru sur les sentiers
humides de la rosée.
J’ai couru, je me suis cachée
A l’ombre d’un flamboyant en feu…
A cause des aboiements des chiens
petite sœur a pleuré,
les miliciens aux masques de haine
nous ont trouvées.
J’ai couru mais une machette s’est abattue sur mon dos.
J’ai aussitôt senti couler
quelque chose de chaud…
Petite sœur n’a pas pleuré.
Un deuxième coup de machette
m’a assommée.
Les miliciens ont continué leur chasse
dans le marais.
Quand je me suis réveillée,
petite sœur dormait,
la tête légèrement penchée.
Petite sœur, Mugwaneza, mon soleil,
mon aimée,
je t’ai prise dans mes bras.
J’ai chanté la berceuse que petite maman
fredonnait tous les soirs,
près du feu,
badinage insensé…
Tu ne pleurais plus, petite sœur,
tu souriais, la tête légèrement penchée.
Je t’ai gardée longtemps contre moi,
jusqu’à la nuit, je crois.
J’ai lavé ton visage de mes larmes,
j’ai caressé tes cheveux tressés,
je t’ai serrée dans mes bras,
Mugwaneza,
petite sœur aimée,
mon soleil.
Le soir venu, dans le marais,
j’ai creusé de mes mains
un sillon,
juste un petit sillon,
pour éviter que les milans et les chiens
ne viennent abîmer
ton petit corps blessé.
J’ai déposé quelques branches coupées…
Dors, Mugwaneza, ma préférée,
dors dans ton petit lit douillet.
Adieu, petite sœur, adieu Mugwaneza,
adieu ma préférée.
J’ai quinze ans, peut-être deux… ou peut-être cent.
Je suis née… je suis morte dans les marais.
Papillon dés-ailé, je me cogne la tête aux vitres
opaques de ma prison
sur les collines du Bugesera,
Je suis morte… je suis née…
je suis morte
Sur les collines du Bugesera.
Xavier Dulaurier
(1) : urwagwa : vin de banane, en Kinyarwanda.